La Russie peut-elle vraiment se déconnecter de l’Internet mondial ?

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La Russie peut-elle vraiment se déconnecter de l’Internet mondial ?

Moscou resserre l’étau sur son réseau depuis 2015 et assure pouvoir le déconnecter du réseau mondial. Mais attention aux effets d’annonce.

Le Kremlin peut-il tirer un rideau de fer sur l’Internet mondial ? L’invasion russe de l’Ukraine, en cours depuis le 24 février, offre un aperçu des velléités de Moscou en la matière.

En un peu plus d’un mois, Facebook et Instagram ont été bannis du Runet (l’Internet russophone) et les voix dissidentes, effacées, à renforts de lois punissant la diffusion de fausses informations sur Internet.

Ce rétrécissement du cyberespace russe creuse deux sillons, en réalité plus anciens : la croissance du Runet et la prise de contrôle étatique d’infrastructures physiques (serveurs, fournisseurs d’accès).

Sur ce dernier point, la stratégie d’ étanchéisation du Net russe s’est durcie, dès 2015, avec l’obligation pour les plateformes numériques étrangères d’héberger sur le sol russe les données des citoyens russes. Depuis, la plupart des sites étrangers – dont les emblématiques Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) – se sont exécutés, à l’exception notable de LinkedIn, de facto rendu inaccessible.

En 2016, les lois antiterroristes, dites “Yarovaya”, ont instauré le stockage des messages et données des utilisateurs pendant six mois, en les rendant accessibles au FSB (le service de renseignement intérieur russe), souligne  Louis Pétiniaud, chercheur spécialiste du cyberespace russe dans les conflits territoriaux.

Mais c’est en 2019 que le Kremlin a opéré un tour de vis majeur. Cette année-là, une loi fédérale met en place pour les opérateurs et fournisseurs d’accès internet (FAI) des appareils de contrôles (dits TSPU).

Ces boîtiers, made in FSB, doivent permettre à Roskomnadzor, gendarme russe des télécommunications, de pratiquer un droit de regard sur les données entrantes et sortantes du territoire et, le cas échéant, d’ordonner la déconnexion de l’Internet russe en cas de menace pour la sécurité nationale.

Pour isoler parfaitement le Net russe, le Kremlin ambitionne aussi de se passer des serveurs racines américains (DNS), qui traduisent les noms de domaines en adresse IP. Actuellement, aucun serveur racine n’est géré par la Russie », explique Louis Pétiniaud, pour qui l’objectif (pour Moscou) est de pouvoir assurer cette fonction d’annuaire dans un cas théorique de déconnexion de l’Internet russe et de disposer de tout l’Internet en .ru  .

Pour autant, le blocage de serveurs DNS occidentaux provoquerait aujourd’hui des coupures importantes pour les usagers. Par exemple, ceux du système Android, très commun en Russie, qui utilise le DNS de Google , tempère Louis Pétiniaud.

Mais le Kremlin peut aussi compter sur des frontières plus naturelles. Avec la langue (alphabet cyrillique), le développement du Runet a creusé le fossé avec l’Internet mondial via la création d’un écosystème alternatif de plateformes, jumelles de leur équivalent américain, depuis les années 1990. Face à Yahoo, puis Google, s’est développé Yandex, en parallèle de Facebook s’est développé Vkontakte, etc., rappelle Louis Pétiniaud.

En temps de guerre, ce  monde russe numérique offre un fabuleux vecteur de désinformation et de propagande auprès de la population russophone, a fortiori si elle est rendue borgne par une déconnexion partielle de l’Internet mondial. La crise ukrainienne a ainsi mené en quelques jours à une restriction sémantique sur le Runet, où le mot « guerre » a été banni, sous peine d’écoper de quinze ans de prison.

Pour autant, l’objectif déconnexion de l’Internet mondial est loin d’être atteint, tempère Louis Pétiniaud, qui pointe plusieurs limites : Il n’est pas impossible que les échanges que le Kremlin juge nocifs se déplacent sur d’autres plateformes. Entendez bien sûr Telegram, ou encore WhatsApp (qui n’a pas encore été interdit en Russie). En 2018, une tentative de blocage de l’application Telegram par Roskomnadzor avait échoué. La messagerie disposait déjà d’une complexe architecture de contournement du régulateur russe.

Ces dernières semaines, l’utilisation des VPN – qui permet aussi de contourner ce genre d’interdictions – a explosé selon le chercheur. Ce dispositif informatique permet à un utilisateur russe de localiser l’IP de son ordinateur hors de Russie afin d’avoir un accès libre aux contenus restreints.

Les obstacles tiennent aussi à d’autres éléments, plus triviaux. La Russie fait face aujourd’hui à une pénurie d’espace de stockage, ce qui a conduit le ministère des Télécommunications à proposer l’amendement l’une des « lois Yarovaya » qui obligeait les opérateurs à conserver les messages textes et vocaux pendant six mois, et leurs métadonnées pendant un an, soulève Louis Pétiniaud.

Enfin, la Russie dispose d’une quarantaine d’opérateurs aux frontières, ainsi que de plusieurs milliers de fournisseurs d’accès Internet (FAI). Dans ce contexte, la Fédération a bien du mal à imposer une gestion centralisée. Mais elle s’y attelle, ses grands opérateurs grignotent progressivement les plus petits.

Pour autant, les acteurs du cyberespace russe, parfois nourri d’idéaux libertaires des débuts d’Internet, lui résistent. Enfin, plusieurs zones de flou dans la loi du Runet accroissent la méfiance des opérateurs, ainsi que la complexité de la mise en place technique et infrastructurelle des boîtiers de contrôle, selon Louis Pétiniaud.

Lorsque le Kremlin claironne, en juillet 2021, son succès total dans un exercice de déconnexion de l’Internet mondial, la prudence est donc de mise. Rien, dans l’observation du réseau, n’a permis de conclure à quoi que ce soit de significatif. Aujourd’hui, il paraît impossible pour l’Internet russe de se couper du reste du monde, résume le chercheur.

 

Source  : Louis Pétiniaud: chercheur spécialiste du cyberespace russe dans les conflits territoriaux.

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